Cas Clinique : à propos d’une décision thérapeutique

Un patient âgé de 28 ans est adressé par le centre de régulation du conseil de l’Ordre du Département pour une prise en charge pendant le période de confinement due à l’épidémie du Covid-19 (16/04/2020).

Quelques éléments de la situation :

  • Le patient ressent des douleurs permanentes, exacerbées par la pression/occlusion
  • Il déclare avoir perdu la restauration coronaire il y a quelques semaines
  • Il évalue la douleur à 7-8/10 sur une échelle NS
  • Il a reçu une ordonnance par mail d’Amoxicilline 2g/jour par son dentiste traitant suite à un premier appel au centre de régulation 10jours auparavant.
  • Les douleurs ne sont plus calmées par le Paracetamol (3g/jour)

Quel solution/traitement lui proposez vous?

A- une nouvelle prescription ?
B- Une ouverture de la chambre pulpaire et un débridement canalaire ?
C- une mise en sous occlusion de la dent et une nouvelle prescription
D- le traitement canalaire jusqu’à la mise en place d’une médication à base d’hydroxyde de calcium
E- L’extraction de la dent

La solution choisie est … ” E – l’extraction de la dent”

Pour un endodontiste, extraire une dent qui peut être conservée, peut paraître être une ineptie.

Sur le plan dentaire, cette dent est tout à fait conservable. La structure coronaire résideulle permet d’envisager une restauration par couronne. La lésion apicale sur la racine mésiale peut tout à fait guérir avec un traitement canalaire adapté qui permettra de remettre la dent dans un contexte biologique favorable à la régénération.

Extraire peut donc être considéré comme une erreur, voire même une faute professionnelle dans la mesure où on engendre une perte de chance.

Alors pourquoi cette décision ?

Cette décision est uniquement liée au contexte. Nous sommes le 16 avril 2020 ; le monde est en grande partie confinée, et la profession s’organise comme elle peut pour gérer les urgences dentaires douloureuses et infectieuses.

A partir du 17 mars, les choses se sont organisées petit à petit. L’organigramme est le suivant :

  • Niveau 1 : Gestion des urgences des patients de son propre cabinet par prescription et envoi des ordonnances par E-mail.
  • Niveau 2 : régulation des patients qui ne parviennent pas à joindre leur dentiste par des binômes au conseil de l’Ordre. Le binôme est chargé de faire un « diagnostic » et une évaluation de la nécessité de soins sans connaitre ni voir le patient.
  • Niveau 3 : les patients les plus « algiques » ou qui présentent des signes infectieux évidents voire de l’altération de l’état général sont adressés à un praticien de garde (6 cabinets ouverts dans le département de la Seine Maritime)

Sur le papier, cette organisation semble logique et efficace. Cette efficacité s’est d’ailleurs confirmée sur les 7-10 premiers jours.

Comme de nombreux autres praticiens du département j’ai assuré des permanences téléphoniques et des sessions de garde dont une le 16 avril 2020

En guerre mais sans arme (mais avec l’uniforme s’il vous plait !)

Pour gérer les urgences douloureuses d’origine endodontiques (la grande majorité des consultations douloureuses), nous avons deux armes :

Le problème est qu’en cette période d’épidémie de Covid-19, ces deux armes nous sont interdites ! La seconde encore plus que la première.

Alors nous avons dû nous adapter… Prescription d’antalgiques de pallier 2. En sachant que la majorité des patients supportent très mal le Tramadol

Le problème, c’est la durée !

Effectivement, la durée ! La situation que nous vivons est inédite sur plusieurs points, et notamment sur la durée de fermeture de l’accès aux soins.

Les patients qui ont connu un épisode infectieux au cours des fermetures estivales des cabinets ont déjà été confrontés à cette situation. Mais 3 semaines ou 1 mois plus tard, la prise en charge était possible dans un cabinet. Donc finalement le soin d’urgence ne devait « tenir » que 3 semaines.

Voici le parcours de soin de ce patient que j’ai vu le 16 avril 2020 sur mon fauteuil en garde.

  • Le patient n’a pas de dentiste traitant
  • Consultation de son médecin généraliste le 25 mars qui lui prescrit en téléconsultation, une antibiothérapie (Amoxicilline et Paracetamol 3g/jour)
  • La douleur s’estompe pendant quelques jours.
  • Le 07/04/2020, accentuation des douleurs– il recontacte son médecin traitant. Il lui conseille à ce stade d’appeler son dentiste traitant (qu’il n’a toujours pas !)
  • Après plusieurs essais de praticiens aux alentours, un répondeur lui donne le numéro de régulation national. Il parvient à contacter la régulation départementale.
  • Le praticien de régulation évalue la situation (au téléphone, parce que pour nous chirurgiens dentistes, la téléconsultation n’existe pas).
  • Il lui conseille dans ce second temps de recontacter son médecin traitant pour lui prescrire un antalgique de pallier 2, ce qui est fait.
  • Le patient est soulagé mais ne supporte pas le Tramadol.
  • Ne tenant plus, à cause de la douleur et de la fatigue accumulée, Il rappelle le 16/04/2020 à 09h00 à la régulation qui, jugeant à juste titre qu’un geste médical était nécessaire, nous l’adresse. Il est reçu à 10h30

Le cas de conscience en tant que praticien…

La veille de cette consultation, le Président de la République a proposé une sortie du confinement le 11/05/2020. Mais le 16/04/2020, à 10h30, rien n’est organisé pour la profession. Personne ne sait quand nous rouvririons. Les spéculations, conseils, disputes sur facebook vont bon train, mais bien malin est celui qui peut dire à ce moment là si nous rouvrirons dans 1 mois… ou pas.

Je me retrouve donc avec un patient sur le fauteuil,  fatigué par la douleur et l’absence de sommeil, livide à cause des troubles engendrés par la Tramadol, avec le choix entre :

  • Agir en fonction de mes convictions que je pensais immuables et considérer la conservation de la dent coûte que coûte
  • Agir comme un guerrier à qui on a donné l’uniforme mais pas les armes.

Avant de prendre ma décision, plusieurs questions me viennent à l’esprit !

  • « La dent est-elle conservable ? » – réponse « Oui »
  • « Est-ce que je sais faire le geste pour le soulager ? » – Réponse « Oui » ! Il « suffit » d’ouvrir la dent, d’obtenir un drainage intra canalaire, la laisser ouverte si ça suinte (et revoir le patient dans 48h !), ou mettre un hydroxyde de calcium dans le canal et un pansement coronaire non compressif…
  • « Quelle est la suite de la prise en charge ? » Réponse : « un traitement canalaire dans les meilleurs délais (3 semaines, un mois), une restauration coronaire dans la foulée »
  • Question ultime : « Est-ce que tout cela est possible à mettre en œuvre ? » Réponse « Non » – tout simplement.

Que va-t-il advenir de ce patient et de sa dent après ma prise en charge d’urgence ? Et que fait il s’il a mal malgré mon traitement d’urgence ? Il rappelle le centre de régulation et il repart dans le chemin classique en engluant le process mis en place car l’accumulation des patients non traités commence à se faire sentir ?

A la sortie de la crise, tous les praticiens vont être inondés avec les traitements canalaires à effectuer sur tous ces patients qui n’ont pas été pris en charge pendant 56 jours… Et ce patient qui n’a pas de praticien traitant, passera-t-il en priorité ? et en priorité par rapport à qui/quoi ?

Il est 10h47, un autre patient sonne à la porte en bas. Ma collègue lui demande de patienter dans la rue le temps que le précédent ne quitte le cabinet. Il me faut prendre une décision. J’extrais.

L’anesthésie est compliquée à cause de l’inflammation importante, mais j’y parviens. Je n’ai pas fait d’extraction depuis longtemps… j’essaye de faire croire au patient que tout va pour le mieux. Je transpire sous ma visière offerte par mon autre collègue le matin même. En gros… je ne crâne pas !

Et je fais l’unique transgression aux conseils bureaucratiques ! Je sépare les deux racines. Je sais… il ne faut pas le faire, mais tant pis j’assumerai s’il le faut !

15 minutes plus tard, les racines sont sur la compresse avec une belle lésion apicale (en général je les vois surtout dans leur contexte naturel ces lésions… là, c’est un grand jour, je l’ai accouchée celle-là !

Reniement de mes convicitions ?

Extraire une dent conservable va effectivement à l’encontre de ce que j’ai l’habitude de conseiller. Pourtant, je suis assez fier, car j’ai mis en application une phrase que je répète souvent dans mes formations : « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise décision. La décision est bonne si elle est prise pour de bonnes raisons »

Bien évidemment qu’en dehors de ce contexte très particulier, ma décision n’aurait pas été la même. Mais notre exercice n’est pas un simple et seul acte technique.

En extrayant cette dent, j’ai réussi :

  • A soulager le patient
  • A soulager le système de régulation qui déborde de partout (le stress de celui qui décroche le téléphone et qui prie pour cue ce soit gérable autrement qu’en envoyant chez un dentiste de garde déjà « complet » pour la journée à 10h45
  • A ne pas créer de cause risquant d’aggraver l’état de santé générale du patient.
  • A réfléchir et me rappeler qu’au fond, chaque situation est unique et que les recommandations peuvent aider, mais en aucun cas ne sont exhaustives.

Une situation vraiment inédite ?

En vivant cette journée de garde cela m’a renvoyé vers quelque chose que j’avais déjà connu. La Grande Garde de la Pitié Salpêtrière. Je n’en ai fait que 5 ou 6 dans toute ma carrière, mais suffisamment pour me rappeler que la vie professionnelle ce n’est pas seulement soigner des gens dans le confort d’un cabinet avec une petite musique, son microscope et l’odeur du café qui n’est pas loin. On l’adore cette vie professionnelle là. Mais il y a autre chose derrière tout aussi noble.

Ce jour de garde, sur 16 patients vus en urgence, j’ai extrait 14 dents et fait deux pulpotomies. Quand je suis rentré chez moi, on m’a demandé si je n’avais extrait que des dents qui méritaient de l’être, et j’ai répondu « non ». J’en ai extrait plus que cela. Sans vouloir en discuter, je suis allé prendre une douche, et me coucher après diner. J’étais rincé.

La question que je me suis posé, c’est pourquoi à la grande garde de la Pitié on extrayait moins, finalement, car le problème était le même.

Et je me suis souvenu qu’avec le chef de service (Pr Vianney Descroix) et les responsables d’Unités Fonctionnelles (Dr Frédéric Rilliard et Dr Rafael Toledo) nous avions mis en place avec mes étudiants du DUEEC des séances de suite d’urgence « urgentes ». L’objectif était de prendre en charge des patients isolés socialement et pour qui les suites de soins étaient difficiles à envisager dans un délai cohérent. Les patients étaient alors vus dans le consultation/traitement du DUEEC pour réaliser le traitement canalaire et assurer une étanchéité coronaire durable. Ce dispositif était fait pour éviter des pertes de chance supplémentaires.

Comme quoi, on peut critiquer le système public (et Dieu sait que je l’ai fait) mais dans des moments où l’on perd pieds, on se dit qu’avec les moyens qu’ils ont, ils savent faire de belles choses.

Conclusion

Après cette extraction, alors que je faisais régler les honoraires au patient avec un plastique sur le clavier du terminal de CB et que je prenais sa carte vitale avec une lingette désinfectante, il a fini par m’achever en me posant la question « je peux prendre l’apéro ce soir avec mon père pour fêter ça » ? Je crois que je vais me remettre à faire de la formation en endodontie, c’est plus tranquille comme métier !

Signé un endodontiste qui en cette journée s’est rendu compte que les vrais héros de la profession, ce sont bien les omnipraticiens !

  • P.S 1 : Merci à Elise, Pauline pour leur assistance toute la journée et Sandra pour les visières.
  • P.S 2 : seul moment sympa de la journée, on s’est fait livré des plats d’un gastro rouennais «l’Odas», et on a bien mangé !

Dr Stéphane SIMON

Exercice limité à l’endodontie et traumatologie – Fondateur d’Endo Academie.

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